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Au Sri Lanka, des vies suspendues

August 25, 2015
Source
Le Monde

Deux petits mètres le séparent du passé. Deux mètres d’une terre ocre bardée de barbelés. Torse nu, la taille enroulée dans un sarong blanc, Subnamanigaiyar Kugathasasanma regarde sa maison en ruine, quittée dans la précipitation il y a vingt-cinq ans, comme s’il contemplait un souvenir. Il n’a plus remis les pieds depuis 1990 dans sa masure encore criblée d’impacts de balles. « Il fallait partir vite pour fuir les combats. J’y ai laissé mes titres de propriété et quelques affaires personnelles que vous pouvez voir ici », dit-il en pointant sa serpette de l’autre côté des barbelés.

 

En avril, l’armée sri-lankaise a libéré son lopin de terre, ainsi que le vieux temple hindou adjacent dressé sur des colonnes bombées, où il officiait en tant que prêtre. Mais sa maison est restée derrière une clôture aussi droite qu’une ligne tracée à la règle sur une carte. Elle est située dans une « zone de haute sécurité », protégée par un soldat qui tapote sur le clavier de son portable d’un air nonchalant.

 

Lorsque le religieux est revenu sur les lieux pour la première fois, il y a quatre mois, il n’a rien reconnu : « C’était la jungle partout, les vieilles statues du temple avaient disparu, revendues par les soldats au marché noir. » Jour après jour, il défriche, replante piments et légumes, reconstruit sa vie. « Sans terre, pas de vie ! », s’exclame-t-il, les yeux rieurs. Le temple sera aussi bientôt rénové, espère-t-il, grâce aux dons récoltés auprès des fidèles, sans que personne ne sache comment il pourra, avec pareille clôture, tous les accueillir au moment des festivals religieux répartis dans l’année. Ces fils barbelés entourant les camps de l’armée, dans le nord de l’île, sont les dernières plaies d’un conflit qui a duré vingt-six ans et qui n’est pas tout à fait terminé.


Des toits de tôle et du riz


 Six ans après la fin d’une guerre civile qui a opposé l’armée sri-lankaise à la rébellion séparatiste des Tigres tamouls, faisant près de 100 000 morts, des milliers de déplacés attendent toujours de récupérer leurs terres occupées par l’armée. Cette présence militaire fragilise la réconciliation entre la minorité tamoule (15%) hindoue et chrétienne et la majorité cinghalaise bouddhiste (75%). Selon les estimations du Oakland Institute, un think tank basé aux Etats-Unis, la province du nord du Sri Lanka compte près d’un militaire pour six habitants. La démilitarisation dans le nord de l’île a été l’un des principaux enjeux des élections législatives, conclues par la victoire, lundi 17 août, d’une coalition réformiste soutenant Maithripala Sirisena, le président de la République élu en janvier. Ce dernier a promis un retour progressif des terres, sans indiquer d’agenda précis.

 

Experte en camouflage, l’armée, plutôt que de se retirer, s’est reconvertie dans de nouvelles activités, plutôt surprenantes. Qui se doute que le complexe touristique de Thalsevana, où des familles se prélassent au bord de la piscine, fait partie des « zones de haute sécurité » ? Les indices ne manquent pas pourtant. Pour réserver l’une des « chambres de luxe », il faut appeler un numéro de téléphone qui se trouve être... celui du ministère de la défense. Au restaurant, le serveur aux cheveux coupés ras prend la commande un doigt sur la couture du pantalon. Des instructions précises jalonnent les lieux, comme l’obligation de retirer ses sandales à 2 mètres de la piscine, pas 1centimètre de moins. Et ceux qui s’éloignent un peu trop du complexe voient surgir un homme en uniforme kaki, talkie-walkie grésillant attaché à la ceinture.

 

Le seul civil de l’endroit est l’hôtelier à qui incombe une lourde tâche : former les militaires aux métiers de son secteur. « Ils sont très disciplinés, mais il faut toujours être là pour leur dire quoi faire. Ils manquent d’initiative », soupire l’homme. Depuis la promenade de l’hôtel, le long de la mer, s’offre un paysage idyllique. Un vent frais glisse sur la mer azur, décoiffant au passage quelques acteurs qui jouent une scène romantique pour une sitcom tamoule. Au loin, sur la côte, quelques maisons surgissent de l’horizon, elles aussi occupées par l’armée. Leurs habitants, délogés il y a trente ans, croupissent quelques kilomètres plus loin, à Mallakam, dans un lugubre bidonville composé de maisons en tôle, appelé par les autorités le « welfare camp » ou « camp de solidarité ».

 

Ici les anciens pêcheurs ne font qu’acheter des poissons ou ramasser du bois qu’ils revendent, à bicyclette, à l’intérieur des terres. L’après-midi, chassées par la chaleur sous les toits de tôle brûlants, quelques femmes restent assises dehors, devant un étal d’oignons et de haricots pour tuer le temps et peut-être gagner quelques roupies. Que leur est-il arrivé pendant la guerre ? « J’ai perdu ma terre et mes deux bateaux », répond l’une, dents cramoisies de bétel. « J’ai perdu mes deux jambes à cause d’un éclat d’obus », ajoute sa voisine sur une chaise roulante. « J’ai perdu mon mari et je n’ai toujours aucune trace de sa mort », répond comme en écho une troisième. De l’aide, elles n’en reçoivent guère : « Les candidats nous apportent des toits en tôle et du riz, avant les élections. »

 

Ces déplacés ne sont pas reconnus comme tels par le gouvernement. Le précédent régime, dirigé d’une main de fer par Mahinda Rajapaksa, a décrété en septembre 2012 que tous les déplacés de la guerre avaient pu regagner leurs terres. Mais le « Centre de suivi des déplacés intérieurs », une organisation indépendante, en comptait 90 000 en mai 2014, sur les 3,5 millions de Tamouls de l’île. « Presque tous les habitants qui avaient fui les combats dans les dernières années de la guerre, en 2008 et 2009, sont rentrés chez eux. Mais les déplacés de longue date n’ont jamais retrouvé leurs maisons », explique le directeur d’une ONG de Jaffna.A Mallakam, la vie est suspendue à ces terres perdues. Sous une petite chapelle bringuebalante, la statuette de Jésus enroulée d’une guirlande de fleurs, est dorlotée, décorée et révérée, comme si après tant de désillusions, seul Dieu pouvait améliorer leur existence. « Leurs conditions de vie sont inhumaines, se désole un prêtre catholique de Jaffna. Comment voulez-vous vivre dans une telle promiscuité ? Beaucoup se suicident. »


« La militarisation ne se réduit pas à la seule présence des militaires, renchérit Ahilan Kadirgamar, membre du Collectif pour la démocratisation économique. L’armée contrôlait jusqu’il y a peu toute l’administration et continue à gérer la vie quotidienne des habitants. » Ce n’est qu’en début d’année que le militaire qui occupait le poste de gouverneur de la province du Nord a été remplacé par un civil.

 

« Les ONG sont enrégimentées, avoue le directeur de l’une d’elles. C’est l’administration qui nous donne la liste des déplacés et nous indique quoi faire et où, avec l’argent de l’UNHCR. » Car le gouvernement sri-lankais n’a pas versé une roupie pour la construction des maisons des déplacés Tamouls. Tout juste a-t-il offert une enveloppe de 80 euros à chaque famille, pour déblayer les ruines de leurs maisons. Il faut aussi rebâtir les écoles et les édifices religieux, rouvrir les puits qui ont été comblés pendant la guerre, raccorder des hameaux entiers à l’électricité.

 

De nombreuses discriminations

L’armée se méfie de la paix. Le seul musée qu’elle ait jamais construit est le « Musée de la guerre », à l’endroit même où le leader des Tigres tamouls, Velupillai Prabhakaran, fut retrouvé mort en 2009. Les prises de guerre de l’armée sri-lankaise sont exposées en plein air : des sous-marins de fabrication artisanale bourrés d’explosifs qui servaient à mener des attaques-suicides ou encore des barques de pêcheurs transformées en vaisseaux de guerre, devant lesquels des touristes en goguette se photographient. Dans le « Centre d’information », des photos jaunies montrent des militaires venant en aide aux civils chassés par les combats. Ces mêmes militaires qui, selon un rapport de l’ONU publié en 2011, « bombardèrent à une large échelle la population dans trois zones de couvre-feu, où le gouvernement avait encouragé la population civile à se réfugier ». Des dizaines de milliers de civils périrent dans les derniers mois de la guerre.

Plusieurs militaires montent discrètement la garde, derrière le Musée de la guerre. « Les Tigres tamouls peuvent revenir d’un moment à l’autre, et ce musée pourrait être une cible de choix, d’autant que la femme d’un commandant des Tigres tamouls ne vit qu’à quelques kilomètres d’ici, alors, on se prépare à une attaque », lâche, sûr de lui, un soldat au bermuda kaki.

 

Par crainte d’un réveil de la cause séparatiste tamoule, le précédent régime a aussi usé du « soft power » pour reconquérir le nord de l’île. « Ces six dernières années, le processus de cinghalisation s’est intensifié avec les efforts systématiques du gouvernement de remplacer la culture et l’histoire tamoules par des monuments de la victoire symboles de l’hégémonie des Cinghalais », écrit The Oakland Institute dans un rapport intitulé The Long Shadow of War, publié en juin. Des temples bouddhistes ont été construits dans des villages tamouls qui ne comptent aucun fidèle. Des Cinghalais ont même été encouragés à venir s’installer dans le Nord. Jaffna abrite ainsi depuis peu un quartier baptisé « la voix des Cinghalais », que les habitants appellent le « village du gouvernement ».

 

A l’entrée, une immense statue de Bouddha drapée dans une lumière orange regarde, avec son sourire de la béatitude, passer les trains de la nouvelle ligne de chemin de fer inaugurée en 2013. Quelques moines en robe safran récitent des prières devant une poignée de fidèles pendant qu’un agent de l’armée, vêtu en civil, surveille les allées et venues. « Nous avons vécu ici pendant des générations avant d’être chassés par les Tigres tamouls », explique Wijet Dasa, un réparateur de climatiseurs qui habite ici depuis 2009. Mais sur les 189 familles arrivées en 2009, 130 ont dû repartir. « Il n’y a nulle part où envoyer nos enfants car toutes les écoles enseignent en langue tamoule et il est difficile de trouver du travail quand on est Cinghalais », poursuit Wijet Dasa. Lorsqu’il a fui vers le sud, il était perçu comme un Tamoul et devait subir de nombreuses discriminations. De retour à Jaffna, son identité cinghalaise l’empêche de trouver facilement du travail. La paix au Sri Lanka reste inachevée, faute de réconciliation.