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Terres Africaines, la Grande Braderie

June 15, 2012
Source
Regards

Arnaud Bébien

 

Depuis quelques années, les terres africaines arables passent massivement sous la coupe d’investisseurs étrangers. Et ce, avec l’accord des responsables et des gouvernements locaux. Exemple en Tanzanie où l’avenir de 160 000 fermiers se dessine en pointillés. Reportage.

Dans deux régions proches du lac Tanganyika, dans le sud-ouest de la Tanzanie, à l’évocation du gigantesque projet agricole de 700 millions de dollars devant démarrer sous peu – aucune date officielle n’est encore fixée –, les fermiers répondent tous de la même façon : « Nous ne sommes pas au courant.  » Pourtant, leur sort est joué depuis la visite du premier ministre tanzanien Mizengo Pinda aux États-Unis, dans l’Iowa, en 2010. Une visite qui a définitivement scellé l’arrivée de la firme américaine Agrisol Energy dans le pays. À la suite des accords signés en août 2010, Agrisol – qui se présente comme une firme produisant de « l’expertise pour créer du business agricole dans des pays sous-développés qui disposent de ressources naturelles attractives mais manquent de technologies et d’organisations adaptées » – a en effet obtenu la location, pour une durée de 99 ans, de plus de 300 000 hectares de terre tanzanienne pour la production de céréales OGM et de bio-fuel destinés à l’exportation.

Ces cessions de terres africaines à des multinationales étrangères, qui se multiplient ces dernières années, sont opaques et il est difficile d’en connaître les tenants et les aboutissants. « Cela se fait dans le plus grand secret car ces placements ne sont pas très populaires », témoigne Frédéric Mousseau, de l’Oakland Institute, un centre de recherche américain indépendant, auteur en juin 2011 d’une enquête fouillée sur le phénomène. Ce rapport a eu un fort impact médiatique aux États-Unis qui ont découvert que leurs universités (Harvard, Vanderbilt, Iowa…) investissent dans des terres en Afrique et sont très friandes de ces placements : il est vrai que le retour sur investissement peut atteindre 25 % au bout de quelques années…

Un tour de passe -passe

En Tanzanie justement, Agrisol Energy représente les intérêts de l’université de l’Iowa. Dans les régions concernées par l’arrivée de la firme, on peut lire la stupéfaction sur les visages des chefs de village interrogés. Ainsi, à Isanjandugu, village situé sur la zone du projet, le chef ignore ce qui se profile à l’horizon. « Personne, ni du gouvernement ni de cette entreprise étrangère, ne s’est déplacé jusqu’ici pour venir nous parler. Pourquoi ne sommes-nous pas consultés ? Nous devons être mis au courant. » Non loin de là, sur la commune de Mishamo, vivent près de 60 000 personnes. Augustine Wanga, le responsable local, ne connaît pas les investisseurs. « Comment l’investissement a pu se faire sans notre consentement  ? Au village, personne n’est au courant. Nous savons juste que les autorités de la région se sont réunies et ont décidé sans rien nous demander. » Même son de cloche dans la commune voisine, où l’on estime que 99 ans est une « période bien trop longue » et que, même en cas de recours devant la justice, « il sera extrêmement difficile de faire partir l’investisseur ». HakiArdhi, un institut de recherche indépendant tanzanien basé à Dar es-Salaam, la capitale économique, effectue régulièrement des visites de suivi du projet dans les régions concernées. Bernard Baha, chargé de la documentation au sein de cet institut, ne mâche pas ses mots : « Le cas Agrisol est une belle illustration des méthodes pratiquées par l’État tanzanien qui se “sert” avec l’aide d’une multinationale. (…) Ça change d’autres pays, où tout est fait encore plus illégalement. Il ne fait aucun doute que les négociations se sont déroulées en haut lieu, avec les ministres et les commissaires régionaux. Le fait que parmi les habitants pratiquement personne ne soit en mesure de citer l’investisseur montre clairement le manque de transparence : ils sont mis devant le fait accompli et on ne leur a jamais demandé leurs avis. On vient juste les voir pour leur dire de partir ! »

Les témoignages recueillis sur place et les observations faites par HakiArdhi convergent : la population locale, les chefs de village, disent n’avoir jamais été consultés, ni vu la trace de contrats. Ce sont des journalistes qui leur ont appris la nouvelle… Selon le droit coutumier, les terres appartiennent pourtant bien aux familles, transmises d’une génération à l’autre. Mais il n’existe pas (ou peu) de papiers officiels pour l’établir. Un vide qui permet à l’État de s’accaparer les terres, et donc de les brader. Un grossier tour de passepasse dans lequel réside « l’illégalité » dont parle Bernard Baha.

L’écrasante majorité de ces petits fermiers, arrivés du Burundi voisin alors en guerre au début des années 1970, ont été invités à quitter les lieux contre une maigre indemnité d’environ 150 euros par personne. Dépendants essentiellement de leurs lopins de terres pour se nourrir, ils en demandent 10 000 euros. « 150 euros, ce n’est pas suffisant pour acheter un nouveau champ et du matériel. Et je ne sais pas si on sera relogé », explique un habitant obligé de partir bien qu’il cultive son terrain depuis trente ans.

Pillage vert

Fin 2011, plusieurs députés de l’opposition tanzanienne ont interpellé le gouvernement à l’Assemblée nationale : « Il doit être rappelé que si l’investisseur prend les terres selon les termes consignés dans les accords, 160 000 modestes fermiers vont se retrouver sans terre. Où iront-ils  ? Quelles solutions ont été envisagées ? » Pour eux, la coupe est pleine. À l’heure où 16 % de la population nationale, soit 7,5 millions de personnes, est sous la menace directe de l’insécurité alimentaire. Pour Bernard Baha, « on ne va pas vers le progrès en donnant de telles superficies à un seul investisseur. La population tanzanienne, à 80 % dépendante de l’agriculture, croît toujours à un rythme annuel important : si les terres manquent pour cultiver, ne nous étonnons pas si des révoltes surgissent dans les années à venir ».

La presse nationale, réputée pour sa liberté de parole, n’a pas tardé à s’emparer du sujet. À l’image du quotidien anglophoneThe Guardian, titrant dans l’une de ses éditions dominicales : « Révolution verte ou pillage vert ? ». Pour le journaliste auteur de l’article, Gerald Kitabu, il n’y a aucune ambigüité : « Profitant des politiques nationales agricoles et notamment de celle sur la sécurité alimentaire, des entrepreneurs locaux, de mèche avec le gouvernement, ont sauté sur l’occasion pour faire venir une compagnie américaine à laquelle ils ont donné des terres pour produire et exporter. Les 25 % de part dans le projet vont leur assurer de confortables rentrées d’argent. » Difficile de le contredire : Agrisol ne devrait payer que 0,50 centimes de dollars par an et par hectare, tout au long du bail de 99 ans avec, cerises sur le gâteau, des exemptions de la taxe de 30 % sur les bénéfices et les exportations et de la TVA sur tous les achats. Quant à son associé dans le pays, Serengeti Advisors, il a le bras long. À sa tête, figure un ancien ministre de l’Industrie, Iddi Simba, conseillé par un ancien ministre de l’Intérieur, Lawrence Masha. Deux personnalités fortement soupçonnées d’être impliquées dans des affaires de corruption et de détournement de fonds. Mais leurs solides réseaux de relations et leur poids économique ont permis que l’on s’en tienne aux soupçons… Autre élément notable : Agrisol Energy a mis à la tête de sa filiale dans le pays un jeune tanzanien ayant vécu dix ans aux États-Unis. Juste retour des choses : ce jeune homme, Betram Eyakuse, sollicité par les autorités tanzaniennes pour donner son avis sur le choix d’un investisseur américain avait suggéré… Agrisol Energy.

Ce scénario n’est que le remake tanzanien du film qui se joue depuis plusieurs années à travers tout le continent : Éthiopie, Soudan, Sud-Soudan, Mozambique, et Zambie pour l’Afrique de l’Est ; Mali et Sierra-Léone en Afrique de l’Ouest. Tous ces pays voient une grande partie de leurs terres agricoles tomber entre les mains d’investisseurs étrangers, en provenance d’Asie, du Golfe, d’Europe ou des États-Unis. Au détriment du développement national, de nombreux gouvernements africains bradent leurs terres. Le Mozambique arrive en tête des pays les plus touchés avec 10 millions d’hectares déjà attribués, soit pratiquement la taille du Bénin, avec à la clé une exonération de taxes en vigueur sur vingt-cinq ans pour les investisseurs ! Et ces acquisitions n’en seraient qu’à leurs balbutiements, si l’on en croit un récent rapport des analystes de la Standard Banc. Leurs travaux montrent en effet combien la Chine, devenu le deuxième consommateur alimentaire du monde après les États-Unis, « compte sur le continent africain pour son programme de sécurité alimentaire au cours de la prochaine décennie ». De quoi dépasser la Corée du Sud et l’Arabie Saoudite, respectivement en possession de déjà 3 et 2 millions d’hectares de terres en Afrique. Ajoutons-y les pays manquant de place au sein de leurs propres frontières pour produire de la nourriture, ceux du Golfe au climat trop sec, le Brésil, l’Inde et une flopée d’émergents cherchant de quoi remplir leur frigo, le phénomène a de quoi inquiéter. Surtout à l’heure d’une nouvelle crise alimentaire dans le Sahel et de celle qui persiste dans la Corne du continent.